AVIS AUX POÈTES
L'image tourbillonnante, l'image au champ d'amour et de désespoir, l'image nourrie de pessimisme parce que l'espoir est son plus grand secret dicte la mise à mort de la "poésie" endimanchée, traditionnelle, guidée, celle que militarise la rime, celle que l'on corsète pour la rendre plus haute sur pattes et l'empêcher de ramasser sur le trottoir mégot créateur d'enthousiasme. Si la poésie éprouve le besoin de fumer, pourquoi l'en priver?
Mme l'…, son colonel et leur petite Lyrette Poésie son depuis longtemps des cadavres pendus dans un cimetière. Lautréamont et Rimbaud les exécutèrent aux environs de la Commune. Nombreux sont ceux qui se refusent d'en tenir compte, d'autres l'ignorent ; ainsi les uns par ignorance, les autres par goût nécrophile et masochiste continuent à être victimes de leur despotisme.
La poésie une fois libérée de ses tortionnaires a évolué sur le terrain de la forme et du contenu, mais son plus élan au cours de ces vingt dernières années lui a été donné sans aucun doute par le surréalisme qui a formé l'imagination et a apporté à l'expression une liberté absolue et une expansion totale en reprenant le mot d'ordre : La poésie est partout…
Dans ce domaine, Benjamin Péret, le plus grand poète de notre époque, introduit l'objet, non un objet précieux et mondain, mais celui de la vie courante, l'Objet avec lequel nous fions d'amitié, l'Objet que nous combattons tous les jours, en commençant par lui-même. C'est ainsi qu'il introduit le sextant, la pissotière, la pince à sucre, la valise, la poubelle, le macaroni, le pied-de-biche, etc., dans son immense vocabulaire objectif. Ses poèmes naîtront du vaste désordre qui préside à la foire aux puces, au bazar forain, et leur accouplement enfantera les plus extraordinaires images que nous connaissions car les objets chez lui font l'amour : "un portemanteau s'est démené comme une pipe allumée", "les rues molles comme des gants", "le col qui ressemble à un drapeau français dans le fumier", "…de froid ou de peur comme un vulgaire saladier tombant du quatrième étage sur un vieux paratonnerre".
L'Objet le plus stupide deviendra au cours du poème un personnage armé d'une personnalité et d'une sensibilité aiguës, l'objet-être auquel s'oppose l'être-objet de Dali. On retrouve également chez Péret comme chez Magritte, malgré la différence de leurs moyens d'expression, le même soucis de dépersonnalisation de l'objet. D'ailleurs en dépit de ses dernières tentatives dans le genre peinture-peinture (Renoir), Magritte n'en doit pas moins être considéré comme un poète et non un peintre. C'est ainsi que Péret nous dévoile son univers : "J'appelle tabac ce qui est oreille." Magritte peint un nuage et écrit dessus comme pour le supprimer : La Normandie. L'objet de Benjamin Péret peut s'identifier dans sa naïveté à ceux de Juan Miró (moustache, boîte de conserve…). Les dentelles, le baroque, le papier hygiénique parfumé, les cravates à embrocher tous les matins et à désembrocher le soir, les vers au goût de bonbons et les bidets roses de poésie seront à jamais détruits par ce champ d'amour parce qu'il est cri désespéré de révolte, et Je sublime, Je ne mange pas de ce pain-là et Dormir, dormir dans les pierres sont la table d'orientation dont se sert la poésie de libération qui naît.
Après Péret nous n'avons plus besoin de ces classiques grotesques que nous accommoderons dorénavant à la façon dont Lautréamont s'est servi de Vauvenargues. Mieux encore, nous prenons un texte quelconque, nous remplaçons tous les mots abstraits par des mots objectés ou objectivés, nous en supprimons tout ce qui nous gêne - n'ayant surtout aucun scrupule à défigurer - et nous obtiendrons dans le sillage surréaliste un texte ou un poème certainement plus intéressant que celui sur lequel s'est porté notre choix, nous aurons ainsi franchi une étape de notre propre libération.
Autre jeu : Vous remplacez dans un poème objectif les mots désignant les objets par la représentation de ces objets, en en prenant les images dans un catalogue quelconque, dictionnaire, livre de classe… Vous obtenez de cette façon le poème-rébus. Vous pouvez ainsi participer au rébus que nous affichons tous les jours aux palissades de votre imagination. Afin d'offrir un plus vaste choix, on peut superposer plusieurs images d'un même objet : libre à vous de les incorporer en espèce, de les inclure grandeur nature, réduits ou quintuplés selon la place dont vous disposez à l'intérieur de votre cerveau. De là à l'aménagement lyrique de l'univers, il n'y a qu'un verre à boire.
On portera plus spécialement son attention, suivant ce que l'on est soi-même, sut tels objets plutôt que sur tels autres : de ces fixations naîtront des obsessions qui, une fois interprétées, donneront l'objet surréaliste. Péret nous propose ceux-ci : carte à oreilles, sexe sur un drapeau, taureau taillé en forme de voiture, pépinière de nez grecs, un distributeur automatique qui pour deux sous donne des coups de pieds aux curés, une corde de piano sur laquelle sèche une oreille, un avertisseur d'incendie en forme de pantalon de femme, une église transformée en abattoir, etc. Tout ceci est facilement réalisable et n'attend, en hommage à Benjamin Péret, que sa place en divers points du monde.
Ed. La main à plume, mai-juin 1944, inédit.
(le numéro achevé mais non maquetté n'a jamais été publié).