La Main à plume


ÉTAT DE PRÉSENCE

 

Que le temps s’avance sur un cheval noir, sur un cheval blanc, ou pire encore sur un cheval grisaille, la poésie n’en demeure pas moins l’art “ d’exprimer l’inexprimable ”, et, plus encore que comme un art, elle nous apparaît surtout comme un besoin de rechercher dans les fonds apparemment les plus inviolables de la forêt des mots, non seulement les plus difficiles à dire, mais encore ceux qui se montrent à la fois les plus imperméables et les plus hostiles à la perméabilité des consciences imbéciles.

 

Les notions de beau et de laid, les tristes données du goût, celles tout aussi lamentables d’un subjectivisme frelaté, leur fermentation dans les caves nécessairement humides et puantes, cèdent et s’effacent devant le caractère irréductible, devant la pureté violemment exclusive de la poésie telle que nous l’entendons, telles qu’on doit l’entendre : les mots qu’elle emploie ne sauraient être ni des fils à couper le beurre ni des bouts de coton tout juste bons à rapiécer des chaussettes en lambeaux et que guette d’ores et déjà la pique des chiffonniers, ce sont des pierres ramassées au cœur même des volcans, et si les poètes se donnent la peine d’aller les y chercher, ce n’est pour vous en faire, Mesdames, des colliers de perles rares pour vos seins qui ne le sont guère, mais pour les jeter sans hésiter, les yeux fermés, vers les jardins du Futur, où, un jour ou l’autre, ils pourront retrouver et organiser enfin cette fortune qu’ils y ont dispersé, toute leur fortune.

 

Si l’on vient à nous dire que notre époque a bien d’autres soucis en tête que celui de faire de la poésie, nous répondrons : “ Nous aussi ! ” ; et nous serons encore heureux qu’on daigne enfin nous en justifier, ne serait-ce qu’en nous adressant un tel reproche.

 

Qu’on ne vienne pas non plus nous dire que notre action est superflue, car alors nous répondrons : le superflu suppose le nécessaire, et c’est justement l’harmonie de cette contradiction qui nous fait le plus défaut, celle que nous avons le plus intérêt à rénover, ou tout au moins à la rénovation de laquelle nous avons le devoir le plus strict de collaborer, même dans la très faible part qui nous est accessible.

 

Ce n’est pas parce que les imbéciles ne nous comprennent pas que nous ne devons pas comprendre les imbéciles.

 

Nous nous refuserons toujours à fuir la poésie pour la réalité, mais nous nous refusons toujours aussi à fuir la réalité pour la poésie.

 

Et c’est pourquoi nous sommes aujourd’hui amenés à répondre à la grande question de Baudelaire :

 

“ Faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste… ”

 

- Nous savons qu’on ne peut jamais fuir que dans l’espace, et nous ne sommes pas encore assez vieux pour pouvoir décemment jouer à “ sauve-mouton ”.

 

Nous restons.

 

Et c’est-à-dire par là que nous renonçons ni à avancer dans le temps, ni à l’avancer.

 

 

(publié anonymement, signatures figurant sur le “ spécimen ” original : Acker, Chabrun, Patin, Raufast, Rius, Shoenhoff, Vulliamy)


LA MAIN COURANTE

 

L’azur triomphe tous les samedis

devant les images de films d’aventures

il y a le jeu des boules de billard

mystérieux rendez-vous linéaires aux jeux antiques

promenades des plus faciles à réaliser

 

Tous les jours s’inscrivent

des lèvres aux agendas courants

avec des lignes étoilées et parallèles

des raies à capturer les baisers

des sexes à fasciner

 

Déliement délateur idéal

des divans maléfiques en courses d’embauche

voûtes de montagnes

voûtées en voûtes de miroirs

à déceler les paraboles

Les arbres grandissent au flot des sourires entendus

catalogués selon les images de géométries savantes

aux termes inconnus

 

Au lit des amours convulsives

la découverte des couleurs s’invente à heures fixes

 

(publié anonymement, signature figurant sur le “ spécimen ” original : Robert Rius)


La Main à plume (édition clandestine), mai 1941.